CHANGER LE MONDE

Je vais sûrement avoir l’air de défoncer des portes ouvertes, mais je le dirai quand même : notre société est malade.

Nous n’avons jamais été aussi déboussolés. Nous élisons des gouvernements d’une consternante médiocrité qui n’ont rien d’autre à nous proposer que de… refuser de gouverner, justement, en démantelant l’État et en confiant les rênes du pouvoir réel aux grandes entreprises. Lesquelles se livrent à un saccage en règle de notre écosystème et de notre tissu social. Le seul secteur d’activité de l’État qui soit en pleine croissance, c’est la répression, qui se fait de plus en plus féroce pour écraser ce qu’il nous reste de droits et de libertés. Nous vivons désormais sous une dictature financière déguisée en démocratie.

Heureusement, tous n’applaudissent pas au spectacle de sombres brutes déguisées en soldats de la Guerre des étoiles qui estropient nos jeunes; de territoires irrémédiablement détruits, empoisonnés par l’exploitation minière et pétrolière; de compressions brutales dont les plus démunis sont toujours les premiers – sinon les seuls – à faire les frais. Beaucoup s’en indignent, descendent dans la rue en hurlant de concert avec leurs camarades de lutte, et se battent pour une cause à laquelle ils croient.

Heureusement…

Mais pourtant, nous avons beau protester, manifester, signer des pétitions, braver des rangées de robocops, rien ne change. Nous aboyons et la caravane passe. Et de frustration, de colère impuissante, nous en venons à nous retourner les uns contre les autres, les crocs à nu, écumant de rage. Nous devenons semblables à ces idiots qui nous indignent si fort parce qu’ils applaudissent aux actions criminelles de l’appareil répressif de l’État contre la frange la plus combative, la plus révoltée et consciente de la population – et à la destruction de notre environnment – et à l’écrasement impitoyable et sadique des plus pauvres d’entre les pauvres.

Pendant que nous cherchons par tous les moyens à ébranler l’édifice du pouvoir, nous devenons, nous aussi, des idiots utiles de nos exploiteurs. Parce que nous carburons à la haine.

J’en suis sûre, à présent : cela fait partie d’un plan destiné à anéantir toute résistance. La haine qui nous habite ne détruit que nous-mêmes. Notre colère et notre indignation, mal canalisées, servent surtout les intérêts des pouvoirs établis. Nos maîtres sont bien contents, au fond, de nous voir descendre dans la rue, affronter les armes de la police, être tabassés et arrêtés, et recommencer le même cirque jour après jour. Ainsi, les éléments les plus conscients, les plus éveillés, les plus indignés et révoltés de notre société ne servent à rien. Leurs énergies sont harnachées dans les carcans qui servent le mieux les intérêts des dominants et des possédants.

Nous sommes aveuglés par la haine. Et nous avons perdu de vue ce qui avait suscité notre indignation au départ : l’amour de la vie. L’amour de notre planète, de nos semblables et de la dignité humaine. Tout ce que l’avidité des riches et la folie des maîtres du monde ne cessent de bafouer, de mépriser et de détruire.

La seule chose qui pourrait réellement renverser la vapeur, arrêter le rouleau compresseur néolibéral, sauver ce qui reste de la planète, et rétablir un certain équilibre des chances et une justice sociale, c’est l’amour. Un amour assez grand pour surmonter la peur et la haine. Un amour assez fort pour nous pousser à nous unir et à commencer tout de suite, là, maintenant, sans attendre une seconde de plus, à bâtir une société parallèle fondée sur l’entraide et le partage; une société aimante, compatissante, où chacun pourra trouver sa place et se sentir apprécié et accueilli. Un monde meilleur est possible; il est à la portée de nos mains. Mais le voulons-nous vraiment? Pouvons-nous encore l’entrevoir?

Bien sûr, nous pouvons continuer à protester, à hurler, à essuyer des coups et à en donner parfois. Mais nous n’obtiendrons pas grand chose de cette façon – et surtout pas notre guérison. Nos vies empoisonnées fuiront toujours entre nos doigts, et nous les regarderons s’éroder, impuissants, comme étrangers à nous-mêmes. Victimes d’un temps qui nous échappe de plus en plus – et qui nous appartient, pourtant. Et nous déplorerons que, d’entre nous, les plus déboussolés, les plus désespérés choisissent de se faire islamistes, terroristes, tueurs de masse – ou, plus simplement, de s’enlever la vie.

Nous ne sauverons pas le monde si nous ne veillons pas d’abord à nous sauver nous-mêmes. Nous devons apprendre à nous aimer nous-mêmes, parce que c’est le seul moyen d’en arriver à aimer nos semblables. Et si nous n’aimons pas nos semblables, nous ne bâtirons jamais rien avec eux. Ce nouveau monde auquel nous aspirons, nous ne pourrons pas l’ériger sur la haine.

Ne nous laissons plus contaminer par le cynisme, le mépris et la haine des maîtres du monde. Opposons-leur la seul arme contre laquelle ils ne pourront rien : la force de notre amour. Le seul moyen de venir à bout de l’extrême violence de ce système devenu inhumain, c’est de lui tourner résolument le dos. Tendons la main aux laissés-pour-compte et aux mal-aimés, et marchons tous ensemble vers la lumière.

Avez-vous dit à quelqu’un que vous l’aimez, aujourd’hui? Avez-vous serré quelqu’un dans vos bras? Avez-vous parlé publiquement d’un amour qui vous porte, d’une beauté qui vous hante, d’une joie qui vous habite? Avez-vous regardé un autre être humain avec le cœur rempli d’amour? Avez-vous posé un geste gratuit, un geste d’amour – ne fût-ce qu’un sourire sincère, pour faire plaisir à l’un de vos semblables? Avez-vous pris le temps de penser à tout ce qui rend votre vie belle et digne d’être vécue?

Sinon, pourquoi, pour qui vous battez-vous?

Si nous voulons changer le monde, devenons, dès à présent, des terroristes de l’amour.

– Montréal, 14 avril 2015

Pascale Cormier ©