DE TOUTES PETITES CHOSES

L’autre jour, à la SAQ, j’attendais mon tour à la caisse, mon petit panier rempli de bouteilles et de flacons de formats divers. (Je faisais les courses pour une ivrognesse amie, qu’est-ce que vous allez imaginer! Je ne m’abreuve que d’eau claire et je consacre mes soirées à la méditation et à la prière.) Bref, mon tour vient enfin et une toute petite dame, tenant dans chaque main un minuscule flacon de vinasse, à peine de quoi se désaltérer le quart du gosier, passe devant moi et est aussitôt rabrouée par la caissière : « Madame (moi) était là avant vous (elle)! »

La toute petite dame se confond en excuses et retourne déjà, toute honteuse, se placer derrière moi. Avisant ses deux maigres flacons qui ne lui feront pas plus d’un quart d’heure, et sa mine contrite de resquilleuse peu douée qu’on vient de prendre sur le fait, je lui adresse mon plus large sourire et je lui dis : « Vous n’avez que ça? Passez devant moi, je vous en prie! »

Émue aux larmes, la toute petite dame n’en finit plus de me remercier, tout en grattant le fond de son sac à main pour en extraire les quelques grenailles nécessaires à l’acquisition de son semblant d’ivresse, puis elle s’en va, le sourire aux lèvres, pressant contre son cœur ses précieuses acquisitions. Tandis que j’épuise mes dernières économies pour régler mes propres achats, la caissière, impressionnée par mon attitude, me félicite : « C’est si rare, de nos jours! » Nous nous quittons à regret et je rentre chez moi, le cœur léger, pressée de goûter tous ces breuvages pour m’assurer qu’ils n’offenseront pas les goûts raffinés de mon alcoolique amie. (Suivez, là, dans le fond!)

Le jour suivant, je me rends à la boulangerie pour y faire l’acquisition d’une baguette, car on ne peut vivre que de prières et il faut bien se sustenter, particulièrement les lendemains de veille. La jeune préposée derrière le comptoir me demande aimablement ce que je désire et je lui passe ma commande. Déjà, sa main s’avance vers la baguette convoitée; elle va saisir la belle croûte dorée, glisser l’objet longiligne encore tout chaud sorti du four dans un sac en papier au format idoine, et je vais pouvoir m’en régaler à l’instant…

C’est alors que deux voix tonitruantes et grinçantes éclatent de concert à côté de moi : « Ah! Non! J’étais là ma femme était là avant avant! » La stéréophonique protestation émane d’un couple âgé au faciès porcin, qui me considère avec l’expression d’un duo de coprophages devant un rouleau de papier cul. La jeune préposée, abandonnant ma baguette qu’elle frôlait déjà de ses blanches mains, s’excuse auprès du ménage courroucé et demande à la dame ce qu’elle désire.

La dame désire trois pains de différentes variétés, tous tranchés, deux baguettes (dont la mienne!), un paquet de brioches à la cannette, une demi-douzaine de pâtisseries variées choisies avec soin, non, pas celle-là, celle-ci a plus de crème, changez-moi cet éclair au chocolat pour un mille-feuilles moitié-moitié, non, pas de mille-feuilles, finalement, donnez-moi plutôt cette charlotte à la fraise, ni bonjour ni merci, tout cela pendant que j’attends patiemment mon tour. Le monsieur règle finalement ces emplettes pâtissières pendant que sa moitié me jette un ultime regard plein de triomphe et de mépris, et le couple d’affreux s’éloigne, quinze bonnes minutes plus tard, les bras chargés de tout le nécessaire pour entretenir ses rondeurs hippopotamesques, tandis qu’il ne me faut que dix secondes pour payer ma baguette et m’enfuir à mon tour, épuisée par l’effort de zénitude que j’ai dû déployer pour résister à la tentation de me jeter à quatre pattes en aboyant et de mordre cruellement ces deux fâcheux au mollet.

Je ne raconte pas cela pour me vanter de ma bonté et de ma générosité – ça offenserait trop ma modestie légendaire – mais parce que ces deux incidents m’ont inspiré la réflexion suivante : comme la vie serait plus agréable si nous faisions tous un petit effort pour être un peu plus aimables les uns envers les autres! En sacrifiant trente secondes de mon existence à la SAQ, la veille, j’avais fait naître deux sourires sur autant de visages. En défendant si péremptoirement et avec tant de virulence leur privilège sacré de premiers arrivants, les bibendums mâle et femelle qui avaient retardé mon repas d’un quart d’heure n’avaient épargné que vingt secondes de leur précieux temps de retraités improductifs, et n’avaient fait plaisir à personne.

Changer le monde, ce n’est pas forcément tout révolutionner, réinventer la roue et inscrire son nom dans l’histoire. Ce peut être poser de tout petits gestes, céder sa place dans une file d’attente ou à bord d’un autobus, adresser quelques mots ou un sourire à quelqu’un, partager un bout de pain ou un journal. Efforçons-nous, chaque jour, de faire un petit plaisir à l’un de nos semblables, et nous aurons déjà fait beaucoup plus que n’importe quel politicien ou révolutionnaire de salon pour rendre cette vie plus belle et ce monde plus juste.

Pascale Cormier, Montréal, le 19 septembre 2015

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