Quand on prend position sur des sujets sensibles, on s’attire fatalement des inimitiés. Sur la question du travail du sexe, les TDS – du moins, ceux et celles qui pratiquent ces activités en toute conscience et en toute liberté, et qui n’en éprouvent ni souffrance ni remords – se sentent attaqués par les abolitionnistes qui leur donnent, parfois à tort et parfois à raison, l’impression de les mépriser, et qui refusent de les entendre. Et les abolitionnistes se sentent également attaqués, ridiculisés et méprisés par des TDS indépendantes et indépendants qui se battent bec et ongles, parfois maladroitement sans doute, pour sauver leur gagne-pain.
Je peux comprendre qu’on soit abolitionniste. Particulièrement quand on traîne derrière soi un lourd passé de traite, d’exploitation sexuelle, de manipulation et de violence. Le traumatisme est certainement abominable, et tout le monde n’a pas la même capacité de résilience pour passer à travers. Les souvenirs sont si horribles, les plaies encore si vives, que les victimes en viennent à penser que c’est l’activité elle-même, et non les conditions dans lesquelles elles l’ont exercée, qui est à la source de tous leurs maux, et elles veulent épargner cette souffrance à leurs semblables.
Bien sûr, ce sentiment est noble en soi; mais on ne peut pas faire de ses propres traumatismes et de sa propre douleur une règle universelle. Tel père de famille, atrocement éprouvé par la mort de ses filles aux mains de sadiques, fera un piètre législateur, parce que son jugement sera inévitablement teinté par le deuil et la rage qui l’habite. Tel garçon blanc, sauvagement battu par une bande de jeunes Noirs, deviendra farouchement raciste, revivant sans cesse son cauchemar. Telle femme victime d’un viol se prendra d’une haine absolue des hommes. Tout le monde ne réagit pas de la même façon aux mêmes chocs, ni ne guérit au même rythme des mêmes blessures.
J’ai pris fait et cause en faveur des TDS et contre la Loi C-36 qui, en criminalisant les clients en lieu et place des travailleuses et travailleurs du sexe, n’a fait que déplacer le problème et a rendu les TDS encore plus vulnérables qu’avant. Il se trouve que j’ai quelques amies très chères qui exercent différentes activités rattachées à l’industrie du sexe, et ce sont des femmes que je respecte au plus haut point et que j’aime de tout mon cœur. Aucune n’est victime de traite ou de proxénétisme. Aucune ne travaille contre son gré ou ne se sent contrainte d’accepter un client, pas plus que d’accéder à toutes les demandes qu’on lui fait. Beaucoup de ces métiers se bornent à des jeux de rôle ou de séduction, comme dans le fétichisme, par exemple, sans qu’aucun acte sexuel proprement dit ne soit pratiqué. D’autres activités, comme les massages érotiques, se limitent à une séance de massage thaï corps à corps se terminant par une petite branlette. Ça peut choquer, mais ce n’est pas la fin du monde. Et la plupart des masseuses que je connais affirment y prendre un certain plaisir.
C’est ainsi que j’en suis venue à collaborer avec mon amie Véro Pageau sur le dossier épineux du travail du sexe face à la montée de l’abolitionnisme, et que je me suis portée à la défense des TDS au nom des siècles de luttes féministes qui ont permis aux femmes de se réapproprier leur corps. Au nom, surtout, de la liberté.
Je m’attendais évidemment à ce que cette prise de position ne fasse pas l’unanimité; mais je ne m’attendais pas aux déferlements de mépris et de haine qu’elle allait nous attirer. Nous avons cherché, dès le départ, à présenter un point de vue nuancé sur la question, défendant le droit des femmes et des hommes à exercer des métiers du sexe et à en tirer leur subsistance, tout en reconnaissant d’emblée la nécessité de lutter contre la traite et l’exploitation sexuelle et de venir en aide aux victimes de ces crimes répugnants.
Malheureusement, seule la première partie de la proposition a retenu l’attention de certains groupes qui militent contre le travail du sexe et en faveur des lois répressives du gouvernement Harper. Du jour au lendemain, nous sommes devenues, aux yeux de certains militants et militantes abolitionnistes, l’ennemi à abattre. On nous a traitées de tous les noms d’oiseaux : proxénètes, lobby de l’industrie du sexe, recruteuses pour le crime organisé, intimidatrices, trolls, salopes, imbéciles. On nous a menacées, trollées, intimidées, diffamées et bafouées plus d’une fois. Mais nous avons maintenu le cap, fidèles à la vocation première de Vérose Média : donner une voix à celles et ceux quoi n’en ont pas; leur permettre de s’exprimer sur la place publique.
Quand nous avons fait la connaissance de Mélanie, nous avons tout de suite eu envie de l’appuyer. Nous avons été impressionnées et conquises par cette jeune femme au lourd et douloureux passé qui fait montre d’une résilience admirable, et qui trouve encore la force de ne pas être amère ou revancharde mais de se consacrer plutôt à aider celles et ceux qui en ont réellement besoin. Elle a refusé de se positionner dans le débat sur l’abolitionnisme parce qu’elle avait un autre combat à mener, plus important à ses yeux : aider concrètement des survivantes et survivants de crimes sexuels à s’en sortir et à prendre un nouveau départ. Et ce, sans porter de jugement sur les TDS qui pratiquent les métiers du sexe librement et de manière indépendante – et qui sont en plus grand nombre qu’on ne le croit généralement. Car les TDS qui s’estiment satisfait(e)s de leur sort ne portent jamais plainte et ne cherchent jamais d’aide, et échappent, par le fait même, à toutes les statistiques compilées. Dans la logique abolitionniste, parce qu’elles ne sont pas des victimes, ces personnes n’existent tout simplement pas.
Il nous est apparu, au premier contact, que Mélanie Carpentier avait tout compris. Trop de femmes et de mineurs des deux sexes, et aussi d’hommes et de trans, sont victimes d’exploitation sexuelle, de traite et de violences de toutes sortes, et ont besoin d’une aide immédiate et soutenue. Mais d’autres, ayant choisi librement de se livrer à ces activités, ne réclament aucune aide et n’ont besoin que d’un peu d’encadrement et de protection. Nous avons cru en Mélanie et en son projet, et nous y avons vu l’occasion de démontrer, par notre appui, que nous n’étions pas les monstres sans scrupules et sans âme sous les traits desquels certaines personnes, ne nous connaissant ni d’Ève ni d’Adam, se plaisaient à nous dépeindre Nous sommes sensibles, nous aussi, au sort des victimes d’exploitation sexuelle, et nous reconnaissons l’urgence de leur venir en aide. Et nous encourageons toujours les initiatives authentiques et sincères fondées sur l’altruisme et l’aide aux plus mal pris.
Nos publications dans le Huffington Post, et nos capsules vidéo dans lesquelles des TDS et des intervenants du milieu ont accepté de se confier à nous, ont déclenché un véritable tsunami d’accusations gratuites et de propos haineux et méprisants à notre endroit. Nous nous sommes efforcées de répondre à ces attaques le plus calmement possible, bien qu’il soit extrêmement pénible d’affronter chaque jour une armée de trolls en furie. Dans le feu des débats, il a pu arriver, à l’occasion, que nous nous laissions aller à répondre à l’injure par l’injure. Ce ne sont pas les interventions dont je suis le plus fière, mais je n’en éprouve aucun regret. Il faut aussi savoir mettre son pied à terre quand les limites de la décence sont largement dépassées. Débattre ne consiste pas à traîner ses interlocuteurs dans la boue la plus noire ni à chercher à leur nuire par tous les moyens. On a non seulement trollé nos pages, mais aussi tenté de nous réduire au silence en multipliant les plaintes loufoques et sans aucun fondement contre nous pour faire bloquer nos comptes. On s’en est même pris à notre entourage. Nous avions beau bloquer les trolls sur les réseaux sociaux, ils refaisaient constamment surface sous de nouvelles identités pour nous intimider et nous harceler. Nous n’avons pas plié, mais nous avons été profondément troublées et écœurées par ces procédés pour le moins inélégants.
Je demeure convaincue que ces attaques en règle n’ont été le fait que d’une poignée d’exaltés. Je connais des abolitionnistes raisonnables avec qui il est possible de tenir des échanges civilisés même si on ne partage pas leur point de vue, et je veux croire que c’est le cas de la majorité des militantes et militants abolitionnistes. La militance attire malheureusement son lot d’excités et de mythomanes – j’en ai fait la douloureuse expérience au sein du mouvement Occupons Montréal, que ces intrusions ont fini par saboter entièrement. Il est toujours dangereux, pour un mouvement ou une organisation quelconque, d’accueillir en son sein des personnes pour qui le militantisme est une fin en soi, et qui ne cherchent qu’à radicaliser les actions et le discours pour les faire coïncider avec leurs propres obsessions maladives. Qu’il s’agisse d’agents provocateurs ou d’authentiques déséquilibrés, ces éléments perturbateurs finissent tôt ou tard par discréditer tout le mouvement en dévoyant les idéaux sur lesquels il s’appuie. Et les réseaux sociaux sont aussi propices aux mythomanes et aux désœuvrés qui s’y inventent une vie, voire plusieurs, et se greffent aux groupes qui y pullulent pour les noyauter.
Au fond, nos positions ne sont pas si éloignées de celles des abolitionnistes. Comme elles, nous dénonçons l’exploitation sexuelle, la traite de personnes, l’esclavagisme, la manipulation, l’intimidation et la violence. La différence, c’est que les abolitionnistes assimilent ces crimes à l’ensemble des métiers du sexe, alors que nous y voyons plutôt un cancer qui ronge une sphère d’activités tout à fait légitime par ailleurs, et nous considérons qu’il serait plus efficace et plus sain de lutter précisément contre les crimes réellement commis plutôt que de les noyer dans une guerre perdue d’avance contre l’ensemble des activités professionnelles et commerciales à caractère sexuel. Nous ne le répéterons jamais assez : ce qui se passe entre adultes consentants ne regarde qu’eux-mêmes. Ce n’est que lorsqu’un des deux agit sous la contrainte qu’on est fondé d’intervenir. Dans tous les autres cas, la prohibition nous apparaît comme une forme de dictature totalitaire; une incursion intolérable de l’État dans la sexualité des citoyens. Nous estimons que ce qui est en jeu, ici, ce sont nos droits et libertés les plus élémentaires, dont le droit de chaque personne adulte à disposer de sa vie et de son corps comme elle l’entend. Un droit, faut-il le rappeler, que des générations de féministes ont conquis de haut lutte.
Il est évident que ce point de vue n’est pas partagé par tous, et que certaines personnes sont très fâchées de nous voir transporter le débat sur ce terrain. Cela, nous pouvons le comprendre. Mais la haine que nous nous sommes attirée et la virulence des attaques à notre endroit étaient sans commune mesure avec une simple divergence de vues, même sur un sujet aussi sensible. Dans au moins deux cas, d’ailleurs, cette haine était préexistante à la création de Vérose Média et à notre engagement dans ce débat acrimonieux. Les deux personnes en question détestent Véro, sans même la connaître, avec une passion qui confine au délire, et la harcèlent sans cesse depuis plus d’un an. Je ne connais pas beaucoup d’êtres humains capables de résister longtemps à un harcèlement aussi intense et hargneux.
Rien n’est plus insidieux que la médisance – particulièrement à l’ère des réseaux sociaux, où une simple rumeur a vite fait de dégénérer en une cabale orchestrée contre un bouc émissaire désigné. Parce qu’elle est vive et colorée, parce qu’elle ne passe pas inaperçue, parce qu’elle a son franc parler et défend farouchement ses valeurs et ses convictions, et surtout parce qu’elle s’assume pleinement, se tient debout en toutes circonstances et ne se laisse jamais intimider, Véro est une cible facile pour des êtres rongés par la frustration et l’envie. Et comme elle est non seulement l’image, mais aussi le cœur et l’âme de Vérose Média, le média citoyen qu’elle a créé et auquel je me suis jointe avec enthousiasme, elle est évidemment en première ligne pour recevoir les coups et les insultes. Je ne fais pas mystère de la profonde amitié qui me lie à elle; je considère Véro comme ma sœur, et je l’aime d’un amour indéfectible et inconditionnel. Et je suis toujours frappée de constater que moins les gens la connaissent, plus ils croient la connaître et projettent d’elle un image aux antipodes de la femme admirable qu’elle est vraiment.
Les chiens aboient, la caravane passe. Nous allons poursuivre notre route, parce que c’est ce que nous croyons juste de faire : donner la parole à ceux et celles qui ne l’ont jamais, et lutter contre la pensée unique et le dogmatisme. Nous nous tromperons parfois, nous trébucherons sans doute, mais on ne nous fera pas taire. Ce que nous faisons, nous le faisons sans subventions, avec des moyens extrêmement limités, mais nous le faisons par conviction et en toute liberté. Nous ne prétendons pas à la science infuse, mais nous réfléchissons par nous-mêmes – nous sommes allergiques aux slogans, à la partisanerie et aux idées toutes faites. Et nous n’avons jamais demandé d’appuis à quelque instance que ce soit, parce que nous tenons trop à notre indépendance. Nous sommes et resterons des électrons libres. Nos détracteurs, qui cherchent à nous faire passer pour ce que nous ne sommes pas, ne peuvent en dire autant.
Pascale Cormier, Montréal, 18 juillet 2015