Partie 1 • Transidentités : ce qu’il faut savoir
Le 1er décembre 1955, Rosa Parks, une ouvrière noire de l’Alabama, a refusé de céder sa place à un passager blanc à bord d’un autobus, ainsi que l’y obligeait le règlement. Elle est ainsi devenue l’emblème de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis, marchant aux côtés de Martin Luther King et inspirant des centaines de milliers d’opprimés à travers le monde.
À cette époque, surtout dans les États du sud mais aussi dans plusieurs villes et comtés du nord, il y avait des toilettes pour les Noirs et des toilettes pour les Blancs, des établissements – bars, restaurants, hôtels – d’où les Noirs étaient exclus, des écoles et des hôpitaux délabrés pour les Noirs et des écoles et des hôpitaux modernes pour les Blancs, des places assignées pour les Noirs et pour les Blancs dans les transports en commun… Tout était fait pour mettre les Noirs à l’écart, pour les inférioriser, pour les humilier.
Le geste courageux de Rosa Parks n’a pas mis fin à la ségrégation ni au racisme, sans doute, mais il a contribué à changer les mentalités. Désormais, la majeure partie de la population s’indigne quand un jeune Noir sans armes est tabassé ou abattu par la police, quand une famille de Noirs peine à se loger ou à trouver un emploi décent, quand des Noirs sont victimes d’une évidente discrimination basée sur la couleur de leur peau – ou quand un massacre est perpétré dans une église noire par un suprématiste blanc. Il reste encore des abrutis pour s’en réjouir, mais ils ne sont plus en majorité.
Je me dis parfois qu’il nous faudrait une Rosa Parks trans. Une qui dirait simplement : «Non, ça suffit, nous n’acceptons plus le mépris!»
On est comme on naît
Personne n’a demandé à venir au monde. Pas plus les Noirs que les Blancs. Pas plus les trans ou les intersexes que les cisgenres. Pas plus les femmes que les hommes, les grands que les petits, les gros que les maigres, les laids que les beaux, les homos que les hétéros, les intelligents que les idiots. Notre naissance, nous l’avons subie; nous ne l’avons pas choisie. Si j’avais eu le choix, je serais née dans un corps de femme. Belle, de préférence. Avec juste assez de rondeurs aux bons endroits pour être bandante. Ou alors, j’aurais reçu en partage assez de virilité, de masculinité, d’instinct du chasseur et du guerrier pour assumer ce corps massif et velu affublé de seins rachitiques et d’un clitoris encombrant flanqué de laids pruneaux.
Bref, j’aurais choisi d’être comme la plupart des gens, une femme dans un corps de femme ou un homme dans un corps d’homme. C’eût été certainement moins compliqué, moins épuisant… et surtout, beaucoup mieux accepté socialement.
Seulement, pas de chance : je suis née comme je suis, femme sans sexe et sans corps, empêtrée dans un amas de chair qui ne me ressemble en rien. J’en ai été longtemps malheureuse. Chaque jour était une agonie. Je vivais cachée, effacée, m’excusant sans cesse d’exister. Puis, j’en ai eu assez d’être une victime et j’ai décidé de m’assumer. Ce corps que je haïssais, j’ai décidé de m’en faire un allié; de le remodeler à pleine pâte; de le faire correspondre progressivement à mon identité profonde, jusqu’au point de non-retour. Jusqu’à la chirurgie qui fera de mon sexe honni une vulve de femme.
C’est ainsi que je suis devenue une femme transsexuelle. C’est-à-dire une femme «en transition».
La longue attente
Peu à peu, les hormones vont remodeler mon corps. Mes seins vont se développer; mes fesses et mes hanches vont s’arrondir; ma taille va s’affiner; ma peau va s’adoucir et mon système pileux s’assouplir et se clairsemer. Puis le scalpel du chirurgien viendra mettre la touche finale à ce long processus, qui peut prendre jusqu’à dix ans et même plus, et si tout se passe bien, j’aurai le bonheur de finir mes jours dans la peau de la femme que j’ai toujours été.
Évidemment, il n’y aura pas de miracle. Je vais devoir subir d’innombrables et très douloureuses séances d’épilation, et j’ignore quels seront leurs effets à long terme sur ma peau de diabétique. Je vais devoir continuer d’assumer mon physique de bûcheron (je ne peux pas me limer les os), mes gros doigts boudinés et ma voix de basse-ténor (contrairement à la croyance populaire, l’émasculation ne permet pas de retrouver sa voix d’avant la mue; seul un sujet castré avant la puberté ne muera pas à l’adolescence). Je ne ressemblerai jamais à mon idéal féminin (quelque part entre Mae West, Maud Guérin et Marilyn Monroe). Mais je me ressemblerai, à moi, plus que jamais. Ça me suffit. Je ne suis pas exigeante.
Un utérus dans la tête
D’aussi loin que je me souvienne, je ne me suis plue qu’en compagnie des femmes, parce que nous avions la même façon d’aborder la vie, dans le partage introspectif, l’intuition et l’émotion, et la quête de beauté et de vérité. Je ne suis absolument pas en train de dire que les hommes sont exempts d’émotions ou qu’ils ne se soucient pas de la beauté ni de la vérité; mais ces traits s’expriment chez eux d’une autre façon, dans laquelle je n’ai jamais pu me reconnaître. J’étais «one of the boys», mais je suivais la meute en touriste, comme une étrangère.
Une amie très chère me dit que je suis née avec un utérus dans la tête. Elle a tout compris. Je ne suis pas née avec une âme noire de prédateur qui se déguise pour approcher plus aisément ses proies, tel un chasseur à l’affût. Je ne suis pas née avec une âme tourmentée de psychopathe qui se perd dans ses multiples identités ou dans son refus de la réalité, ni avec un forme quelconque de perversion qui me pousserait à mystifier mes semblables pour assouvir quelque bas instinct. Je suis née avec une vulve difforme, des seins timides et une pilosité trop abondante. Avec un utérus dans la tête plutôt que dans mon ventre, où il aurait dû se trouver. Comme tout le monde, je suis née malgré moi; on ne m’a pas demandé mon avis.
Cela fait-il de moi une malade, une anormale, une handicapée? Je ne suis pas malade et, bien que je ressente mon corps et surtout mes organes génitaux comme un handicap, je ne suis pas non plus handicapée à proprement parler. «A-normale», je le suis assurément, par rapport à une norme sociale établie qui veut qu’il existe deux sexes, soit le sexe mâle et le sexe femelle, et qu’on appartienne à l’un ou à l’autre selon qu’on a reçu à la naissance des attributs sexuels mâles ou femelles. Mais cette norme sociale repose sur des prémisses qui ne résistent pas à l’épreuve des faits.
La science à la rescousse
Nous avons une vision binaire, dualiste de la vie : oui/non, blanc/noir, positif/négatif, masculin/féminin. Nous avons été éduqués ainsi. Mais la science n’en est plus là depuis longtemps. Le cas des intersexes suffirait, à lui seul, à mettre à mal la vieille opposition masculin/féminin.
Un sujet intersexe est une personne qui a reçu des attributs sexuels à la fois masculins et féminins à la naissance : par exemple, des ovaires et un utérus dissimulés par un pénis, ou des testicules internes malgré la présence d’une vulve bien conformée. Ces cas concerneraient jusqu’à 2 % de la population, et leur nombre ne cesse d’augmenter. On peut voir deux explications à ce phénomène : certaines formes de pollution (notamment la présence d’œstrogène dans l’eau) favoriseraient l’intersexuation des fœtus; mais aussi, l’état des connaissances permettrait de détecter les cas d’intersexualité (ou d’hermaphrodisme, selon l’ancienne terminologie) avec beaucoup plus d’assurance et de façon plus méthodique.
Les intersexes constituent donc, en quelque sorte, un troisième sexe se situant à mi-chemin entre le pôle «mâle» et le pôle «femelle», dont l’existence contredit à elle seule la vieille dualité des genres. Mais ce n’est pas si simple : nous n’avons encore abordé que l’aspect morphologique des marqueurs sexuels. «Entre le sexe morphologique, le sexe chromosomique, le sexe génétique et le sexe endocrinien, on ne sait plus auquel se référer pour penser ce qui détermine l’assomption subjective du sexe» (François Ansermet, psychiatre spécialiste de l’intersexuation).1
En tenant compte des nombreux facteurs qui entrent en jeu, on estime aujourd’hui qu’il existe un spectre entre le pôle «mâle» et le pôle «femelle» comportant 48 «sexes» possibles, et même davantage. Autrement dit, bien rares sont les individus entièrement «mâles» ou entièrement «femelles» – probablement aussi rares que les intersexes, en fait. Nous sommes, pour la plupart, une combinaison de masculinité et de féminité, dans des proportions variées.
Quand le sexe qui domine chez un individu correspond à celui qui lui a été assigné à la naissance sur la base de sa morphologie, ce qui est le cas de la majorité de la population, l’identité de genre ne pose aucun problème : une personne dite «cisgenre» n’aura aucun mal, en principe, à s’intégrer à une société «bigenrée», si je puis me permettre ce néologisme.
Dans un cas comme le mien, en revanche, le sexe assigné à la naissance ne correspond pas au genre véritable, tel qu’il est inscrit dans la psyché et vraisemblablement dans les gènes ou le système endocrinien. Une telle situation induit presque fatalement une forme de dépression majeure appelée dysphorie d’identité de genre. On se sent prisonnière de son corps; comme étrangère à soi-même. On a l’impression de vivre en permanence avec un masque, forcée d’assumer jour et nuit un personnage dans lequel on est incapable de se reconnaître.
Bref, c’est carrément l’enfer.
Dans la deuxième partie, nous verrons de plus près cet enfer de la dysphorie et aborderons, entre autres, les données dont nous disposons sur les suicides et les assassinats de trans, les différences entre les transidentités, et les levées de boucliers que suscitent les plus récentes percées scientifiques dans certains milieux conservateurs et religieux – mais aussi, plus étonnamment, dans certains cercles féministes et progressistes dont on ne soupçonnerait pas, a priori, qu’ils puissent alimenter un discours carrément transphobe. (À suivre)
© Pascale Cormier, juin 2015
1 http://sexes.blogs.liberation.fr/2013/06/19/il-nexiste-pas-2-sexes-male-et-femelle-mais-48/
http://osibouake.org/?+La-difference-des-sexes-demelee+